Article | 19 Juil, 2023

Libérer le potentiel de la nature

Anna Turns étudie comment mettre en œuvre des solutions fondées sur la nature à l’échelle mondiale pour lutter contre le changement climatique

Np

 

Reboisement de jeunes palétuviers rouges dans la réserve de biosphère Marismas Nacionales, Nayarit, Mexique.

Ces deux dernières décennies, des chercheurs et plongeurs bénévoles de la baie de Chesapeake, aux États-Unis, ont disséminé plus de 70 millions de minuscules graines d’herbes marines sur des parcelles de fond marin sablonneux. Ce travail de fourmi, le plus grand projet de restauration d’herbiers marins au monde, a permis de restaurer plus de 3 600 hectares d’herbiers marins dynamiques et riches en biodiversité dans les lagons côtiers de la baie. C’est également le premier projet de restauration d’herbiers marins à chiffrer la quantité de carbone piégée par les prairies restaurées : en moyenne, autour de 3 000 tonnes de carbone par an. C’est un formidable exemple de solution fondée sur la nature (ou SFN), soit un projet qui met à profit les processus naturels pour produire des résultats positifs durables sur les plans écologique, social et environnemental.

Ces dernières années, le monde a pris conscience de l’utilité des SFN pour atténuer le changement climatique ou nous aider à nous y adapter. En 2022, le texte final de la Conférence des Nations Unies sur les changements climatiques (COP27) mentionnait pour la première fois les SFN. Bruno Oberle, ancien directeur général de l’UICN, a récemment déclaré que « les investissements dans la conservation, la restauration et la gestion durable des écosystèmes mondiaux peuvent représenter environ un tiers des efforts d’atténuation climatique que nous devons mener d’ici 2030 pour limiter le réchauffement à moins de 2°C ».

Cependant, le projet de la baie de Chesapeake est d’une ampleur rarement vue dans le domaine de la restauration des écosystèmes. Les solutions fondées sur la nature sont souvent à petite échelle et ne s’inscrivent pas dans un projet plus vaste : le piégeage du carbone est un corollaire appréciable, et non leur objectif principal. Pour que les solutions fondées sur la nature contribuent réellement à la prévention ou à l’atténuation du changement climatique, il faut davantage de projets à grande échelle voire à l’échelle mondiale. Un certain réchauffement étant déjà inévitable, des projets de SFN à grande échelle qui nous aident à nous adapter au changement climatique demeurent toutefois nécessaires et urgents.

Trouver les fonds

Tout d’abord, se pose la question des investissements. Une évaluation de la situation du financement des SFN publiée récemment par le World Resources Institute (WRI) montre que seule une infime part de la finance climatique publique internationale est consacrée aux solutions naturelles d’adaptation au changement climatique : entre 0,6 % et 1,4 % en 2018.

Il semblerait que les décideurs politiques n’apprécient pas à leur juste valeur le capital naturel et les services fournis par le monde naturel. Les mangroves, par exemple, protègent des inondations et sont bien plus économiques que la construction ou l’entretien d’infrastructures grises (telles que les digues), tout en stockant du carbone et en favorisant la biodiversité locale. Une étude a révélé que, dans 59 pays, les mangroves peuvent contribuer à elles seules à faire économiser quelque 65 milliards de dollars par an en pertes évitées dans les infrastructures et les systèmes humains, dont la santé.

Des initiatives telles que le Nature-Based Infrastructure Global Resource Centre aident les organisations de protection de la nature à démontrer qu’il existe des arguments solides en faveur des investissements dans les SFN. Ce centre, créé par l’Institut international du développement durable, produit des évaluations de la valeur économique potentielle des projets d’infrastructures fondées sur la nature, et analyse comment les projets d’infrastructures non naturelles auraient à gagner d’être complétés voire remplacés par une solution fondée sur la nature.

Selon le WRI, une hausse des investissements dans les SFN permettrait d’atteindre une « masse critique de projets pilotes et de projets en phase de démarrage dans le monde entier, parfois dans des conditions très difficiles ». Une fois que ces projets financés par des subventions auront démontré que les SFN peuvent fonctionner dans différentes circonstances ou pour différents objectifs, les programmes pourront devenir autonomes : c’est le cas dans des pays tels que le Costa Rica, où les SFN sont financés par le budget de l’État.

L'urgence de la tâche à accomplir exige que les organisations ne réinventent pas sans cesse la roue.

Se rassembler pour la nature

Au vu de l’urgence, les organisations n’ont pas besoin de réinventer sans cesse la roue. Selon le WRI, investir dans l’expansion des initiatives existantes, au lieu d’en lancer de nouvelles, pourrait accélérer la transposition à grande échelle des SFN pour en maximiser l’impact.. Souvent, le changement se produit en vase clos ; or, pour prendre à bras le corps les problèmes sociétaux d’envergure mondiale comme le changement climatique et la sécurité alimentaire, il faut davantage de cohérence et, pour cela, rapprocher les partenaires régionaux pour qu’ils partagent leur expertise.

La plateforme Panorama de l’UICN permet de partager des informations qualitatives sur des milliers de solutions testées et reproductibles dans le cadre de projets de conservation de la biodiversité et d’autres projets de développement durable. La plateforme Contributions à la nature de l’Union permet aussi de cartographier et de quantifier exactement la contribution des différents projets de ses Membres à la réalisation d’objectifs mondiaux, tels que la restauration des écosystèmes et l’atténuation des effets du changement climatique. L’an dernier, l’initiative « Nature-Based Solutions » de l’université d’Oxford a lancé une nouvelle version de sa carte mondiale des études de cas sur les bonnes pratiques en matière de SFN : on y trouve désormais des informations sur la gouvernance, le financement, les compromis et le suivi de chaque étude de cas.

D’autres initiatives ambitieuses contribuent à relier des projets aux objectifs communs dans différents pays et sur différents continents. Le Défi de Bonn vise à restaurer 350 millions d’hectares de paysages déboisés dans le monde d’ici 2030, et 32 pays africains se sont engagés à restaurer plus de 100 millions d’hectares de terres et de forêts dégradées d’ici 2030 dans le cadre de l’Initiative pour la restauration des paysages forestiers africains. L’initiative 20x20 vise à restaurer 50 millions d’hectares de terres dégradées dans 18 pays d’Amérique latine et des Caraïbes d’ici 2030. Cela permettra d’améliorer les moyens de subsistance des communautés rurales et à faibles revenus, de renforcer la biodiversité, d’améliorer la sécurité de l’eau et de l’alimentation et de renforcer la résilience climatique. La Global Mangrove Alliance a créé une communauté en ligne pour les organisateurs de projets relatifs aux mangroves afin de collaborer sur des campagnes, du travail de terrain et des initiatives politiques. Des alliances telles que le Resilient Cities Network et Cities4Forests ont aidé près de 100 villes à concevoir des infrastructures vertes ou à investir dans des solutions fondées sur la nature.

Dr Riley Dr Richard Lilley Photo: Dr Richard Lilley

Toutefois, Richard Lilley, cofondateur du projet Seagrass, prévient qu’à mesure que les SFN se développent, les approches « prêtes à l’emploi » ont moins de chances de réussir. « Les solutions fondées sur la nature varient grandement d’un habitat à l’autre voire pour un même habitat, elles fournissent des services écosystémiques différents selon l’endroit, explique-t-il. Bien sûr que nous devons planter des arbres et ajouter de la biomasse aérienne sur toute la planète, mais il faut que ce soient les bonnes essences, les bonnes espèces aux bons endroits. En mer aussi, nous devons faire preuve de discernement : différentes solutions marcheront plus ou moins bien selon l’endroit et les circonstances ».

Dans le monde entier, les peuples autochtones et les communautés locales sont souvent les intendants des écosystèmes locaux : les solutions fondées sur la nature doivent donc les inclure et leur bénéficier aussi.

Une transposition rapide à grande échelle

Selon M. Lilley, il est crucial d’adapter les projets aux communautés et d’impliquer les citoyens par le biais des sciences citoyennes. « Il faut impliquer tous les habitants de la région dans le projet. La communauté a un rôle essentiel à jouer. Le plus grand facteur de risque, c’est de ne pas l’impliquer. Quand on s’implique dans quelque chose, on se l’approprie ».

La restauration d’écosystèmes complexes tels que les tourbières, les forêts, les mangroves ou les prairies marines n’est pas une solution miracle. Mais il est urgent de trouver des solutions fondées sur la nature. Comment les organisations peuvent-elles faire avancer rapidement les projets avec autant de parties prenantes, de preuves scientifiques et de facteurs à prendre en compte ?

Selon M. Lilley, pour passer à l’échelle supérieure, à la vitesse requise, il faut adopter une approche itérative des projets. Lorsque des projets sont transposés à grande échelle, des complexités parfois imprévisibles apparaissent.

« Il y aura forcément des tensions entre la science, qui peut être réticente à prendre des risques, et les gens qui veulent se lancer et tenter leur chance, explique-t-il. Nous n’avons pas le temps d’attendre la perfection. Il faut accepter que certaines initiatives échouent parce qu’elles sont innovantes, nouvelles. Il est donc plus logique d’évaluer la réussite sur 20 ans que sur la base d’un projet de deux ans ».

M. Lilley précise qu’il est en contact permanent avec des collègues internationaux pour discuter des défis, partager les résultats, apprendre des erreurs et élaborer les bonnes pratiques au fur et à mesure de l’avancement des projets. « La confiance et une approche collaborative sont fondamentales pour faire avancer les choses au rythme nécessaire » souligne-t-il.

Pour s’attaquer collectivement et à grande échelle aux problèmes sociétaux d’envergure mondiale, tels que le changement climatique et la perte de biodiversité, il faut une approche plus cohérente qui réunisse les partenaires régionaux et permette également aux décideurs, aux niveaux national et international, d’intégrer les SFN aux politiques et à la législation. Selon le rapport du PNUE intitulé Nature-based Solutions: Opportunities and Challenges for Scaling Up, la réussite de la transposition à grande échelle d’un projet dépend de l’adoption d’objectifs concrets, et de l’identification des mesures spécifiques nécessaires pour atteindre ces objectifs. Un suivi rigoureux et des évaluations constantes sont cruciales pour veiller à ce que les projets restent sur la bonne voie ou s’adaptent à l’évolution des conditions.

En fin de compte, toute entreprise de restauration de la nature est vouée à l’échec si le monde continue à produire du CO2 et d’autres gaz à effet de serre au même niveau qu’aujourd’hui.

Selon Sandeep Sengupta, Global Policy Lead, Climate Change à l’UICN, l’amélioration de la conservation, de la gestion et de la restauration des écosystèmes existants pourrait certes contribuer à réduire les émissions dues à des activités telles que l’agriculture et la déforestation, et à créer de nouveaux puits de carbone, mais les SFN ne peuvent remplacer une réduction ambitieuse des émissions dans tous les secteurs de l’économie mondiale. Selon lui, les investissements à grande échelle dans les SFN doivent s’accompagner d’une décarbonation rapide. À défaut, les efforts déployés sur les deux fronts risquent d’être inefficaces. Comme il le souligne, « chaque centième de degré de réchauffement au-delà de 1,5 °C sape la capacité de ces écosystèmes à fournir ces services ».

SeegrassPhoto: LEWIS M JEFFERIES; ILCP

Préparer la nature à l’avenir

Face aux changements imprévisibles qui nous attendent, les SFN doivent être plus dynamiques, adaptables et tournées vers l’avenir que les programmes de conservation traditionnels. Les paramètres d’un projet peuvent évoluer avec le temps, et le projet doit viser à lutter contre les menaces à long terme, comme la désertification et l’élévation du niveau de la mer.

Enfin, et c’est peut-être le plus évident, nous devons définir clairement ce qu’est une SFN. Pour que les solutions fondées sur la nature contribuent à un tiers des efforts d’atténuation du changement climatique d’ici 2030, une définition précise est nécessaire pour que soient privilégiés les projets les plus efficaces, ayant le plus d’impact et faisant l’objet d’un suivi rigoureux.

 

Définies pour la première fois par l’UICN en 2016, les SFN ont vu leur définition évoluer légèrement depuis pour refléter la diversité des écosystèmes et la complexité des défis sociétaux qui doivent être relevés à l’échelle mondiale. En 2022, l’Assemblée des Nations Unies pour l’environnement (UNEA) a publié la définition suivante, approuvée au niveau multilatéral : « Les solutions fondées sur la nature sont des actions visant à protéger, conserver, restaurer, utiliser durablement et gérer des écosystèmes terrestres, d’eau douce, côtiers et marins naturels ou modifiés, qui permettent de relever des défis sociaux, économiques et environnementaux de manière efficace et adaptative, tout en produisant des avantages en termes de bien-être humain, de services écosystémiques, de résilience et de biodiversité ».

Grâce aux conseils de centaines d’experts et de professionnels de plus de 100 pays, l’UICN a également mis au point une norme mondiale assortie de huit critères qui garantissent que les SFN soient fondées sur des données probantes, rigoureuses et reproductibles.

Comme l’explique Stewart Maginnis, Directeur mondial pour le Groupe sur les solutions fondées sur la nature de l’UICN, « pour exploiter le plein potentiel des solutions fondées sur la nature, nous devons veiller à ce que les actions mises en place aujourd’hui produisent concrètement les avantages souhaités pour la société et la biodiversité.

La norme mondiale offre un cadre rigoureux, cohérent et responsable qui permettra d’éviter tout abus et de faire passer les solutions fondées sur la nature de l’échelle locale à l’échelle mondiale ».