Article | 10 Sep, 2021

Imaginer autrement: des pas en avant pour une plus grande reconnaissance de la sagesse et de la résistance autochtones

Extrait du numéro spécial de la publication de la CEESP "Policy Matters", qui se concentre sur les histoires et les voix des défenseurs de l'environnement. Article par Hindou Oumarou Ibrahim *

Un appel à l’action

1.    La criminalisation des défenseurs de l’environnement doit s’arrêter immédiatement. Personne ne devrait être tués, violenté, chassé de la terre de ses ancêtres, ou simplement marginalisé parce qu’il défend notre bien commun le plus précieux: la vie.

2.    Il faudra aussi nous donner les moyens d’agir, car désormais notre résistance à nous, les défenseurs de l’environnement, à un nom: l’action. Pour cela, nous avons besoin de soutien, de ressources, d’intelligence et de financements dédiés.

3.    Finalement, il faut que les politiques et les actions climatiques soient plus participatives de la conception à la mise en œuvre, ce qu’on appelle la participation des à la prise de décisions.

Pour les peuples autochtones, protéger la terre n’est pas un engagement, une cause, c’est un mode de vie. Les écosystèmes sont nos villes et nos logements, nos lieux de travail et nos supermarchés, nos hôpitaux et nos pharmacies, nos librairies et nos églises, nos universités et nos diplômes. Nous ne faisons qu’un avec la nature, nous en faisons partie car les êtres humains sont une seule espèces à travers des millions autres de la nature.
Nos décisions collectives, nous les prenons à la lumière des connaissances et savoirs traditionnelles héritées des générations qui nous ont précédées, et pour permettre aux générations qui nous succéderont de vivre dignement et en collaboration avec la nature.

Dans ma communauté, les peuls Mbororo du Tchad, pour devenir adulte, un adolescent doit connaître les noms de ses sept générations d’ancêtre qui les ont précédés et de ce qu’ils ont été dans leur vie. Pour prendre une décision, il doit penser à son impact sur les sept générations qui lui succéderont. Cela nous permet de conduire nos sociétés
avec le souci permanent de la protection de la nature. Ce mode de vie, construit sur la coopération avec nos écosystèmes est souvent perçu dans les sociétés industrielles comme un mode de vie qui appartient au passé. C’est pourtant l’avenir de l’humanité. Car si nous n’arrêtons pas immédiatement cette guerre contre la nature, alors c’est la survie même de l’humanité que nous connaissons qui est en jeu. Si nous ne cessons pas de bruler des énergies fossiles, de détruire les dernières forêts primaires, de vider nos océans de leur vie pour les remplir de plastique, nous n’avons que peu d’espoir d’en réchapper. Soyons en sur: nous ne gagnerons jamais la guerre contre la nature.

Elle est plus forte que nous.

Les peuples autochtones ont souvent été parmi les premiers à constater les désordres du climat, à alerter sur la disparition des espèces vivantes. En vivant en première ligne, au côté de la nature, nous sommes les témoins de ces changements. Sur les banquises de l’Arctique, dans les forêts tropicales d’Afrique, d’Amazonie et d’Asie, dans les steppes et les savanes, dans les îles du pacifique, de l’océan indien et de l’Atlantique, la guerre contre la nature lancée par les sociétés industrielles fait ses premières victimes. Nos terres autochtones, qui rassemblent 80% de la biodiversité mondiale sont l’objet de la convoitise de l’agriculture industrielles. Nos rivières sont souillées des pollutions plastiques et chimiques. Nos récifs coralliens sont menacés par la hausse du niveau des mers, le réchauffement de l’eau et l’acidification des océans. Nous sommes trop souvent à quelques générations de la disparition.

Depuis plus de 50 ans maintenant, et la naissance des premiers mouvements modernes de protection de la nature, nous sommes nombreux à vouloir construire cette paix avec la nature. Nous sommes de plus en plus nombreux à nous lever pour protester contre la destruction des écosystèmes, à nous opposer au vol de nos terres, et à toutes les pollutions. Nous sommes une foule de citoyens qui réclamons la paix avec notre mère la terre. Et chaque année, en plus des victimes silencieuses du changement climatique, qui sera le plus grand tueur en série de l’histoire de l’humanité si nous ne respectons pas les objectifs de l’Accord de Paris, de nombreux défenseurs de l’environnement sont aussi victime d’une guerre des hommes contre les hommes. Ici, on tue pour des terres, pour une parcelle de forêt. Ailleurs, c’est la raréfaction des ressources naturelles qui pousse les communautés, qui vivaient jusque-là pacifiquement, à se battre pour le peu de ressources naturelles encore intactes, qu’il s’agisse d’eau ou de terres fertiles. Plus loin, ce sont les bateaux de pêche industriels qui, en détruisant les stocks de poissons, plongent des communautés entières dans la famine et dans la pauvreté.

Il existe pourtant un autre chemin.

C’est celui que souhaitent emprunter les défenseurs de l’environnement. Celui d’une collaboration entre les femmes et les hommes, d’abord entre eux, et ensuite avec la nature. Il existe de multiple façon d’entrer en résistance, et de protéger notre planète. Partout sur la planète, une génération, celle qui succède directement à la mienne s’est levée ces dernières années. C’est une génération d’enfants, d’adolescents qui a compris, à l’âge où l’on devrait encore vivre de manière insouciante, aller à l’école, apprendre et jouer, que leur avenir était en danger. Qu’ils devaient se lever et imposer partout un changement profond, et déclarer la paix avec la nature. C’est une génération qui appelle
les grandes entreprises à sortir des énergies fossiles et à stopper toutes les pollutions. C’est une génération qui traduit en justice les États qui n’en ont pas fait assez pour le climat et la biodiversité. C’est une génération qui se battra sans cesse simplement pour assurer un avenir à cette planète et à ses être vivants.

Special issue of Policy Matters: the stories and voices of environmental defenders across the globePhoto: SALMA KHALIL ASSOCIATION EN TERRE INDIGÈNE
C’est une génération dont j’ai rêvé enfant, quand nous étions encore trop souvent, avec mes frères et mes sœurs autochtones, seuls à dire que notre mère la terre était malade. C’est une génération qui aurait dû avoir des rêves, et à laquelle nous sommes sur le points de léguer un cauchemar. C’est pourtant une génération d’espoir qui se lève, partout, en Europe, en Amérique, en Afrique en Pacifique et en Asie. C’est une génération, enfin, qui peut mettre un terme à cette guerre contre la nature.

Fulani Pastoralism, Chad.

Cette génération est notre meilleur espoir. Elle vient à la rencontre, sans préjugés, des solutions que d’autres défenseurs de l’environnement, les peuples autochtones, se battent pour faire reconnaître. Avec nos millénaires de vie au contact de la nature, nous avons dans nos connaissances et savoirs traditionnels un réservoir unique de solution, et nous sommes prêts à la partager. Car aujourd’hui, défendre l’environnement ne peut plus se résumer à manifester dans les rues, à négocier des traités internationaux trop mal ou trop peu appliqués et respectés.

Non, nous avons besoin d’agir. Les peuples autochtones le font déjà, et ils continueront à le faire. Ils continueront à produire des aliments en réparant les écosystèmes, comme le fait ma communauté dans le Sahel, avec son mode de vie d’éleveur transhumant. Aujourd’hui, nous sommes parmi les seuls éleveurs au monde à produire de la viande, du lait neutre en carbone. Nous sommes encore l’exception, demain nous serons la norme.

Les autochtones des forêts sont eux aussi en première ligne de la bataille climatique. Quand leur forêt brule, ils savent la replanter, réparer les écosystèmes pour que, peu à peu, les oiseaux, les mammifères, les insectes reviennent. Ils savent aussi comment résister aux crises, aux sécheresses, aux ouragans et aux pluies diluviennes, en trouvant des variétés de plantes comestibles dans les pires conditions.

Grâce à leur connaissance des écosystèmes, les peuples autochtones savent aussi éviter la transmission et le développement des maladies animales qui peuvent parfois contaminer les humains. Ils savent tirer du fonctionnement des écosystèmes des plantes médicinales qui peuvent être d’un grand secours. Ils peuvent aussi lire, dans le comportement des animaux, des plantes, le futur des conditions météorologiques et ainsi fournir de précieuses informations pour s’adapter au changement du climat.

Ces connaissances et savoirs traditionnels doivent être reconnus, protégés, car ils sont une encyclopédie de solutions que nous, les premiers défenseurs de l’environnement, souhaitent partager avec le reste de l’humanité pour répondre aux deux grands défis de ce siècle: le changement climatique et l’extinction de la biodiversité.

Nous pouvons passer des alliances avec les sociétés et institutions pour partager ces solutions et agir ensemble, avec tous ceux qui veulent désormais en finir avec la guerre contre la nature. Car dans les sociétés industrielles, il y a aussi de multiples défenseurs de l’environnement. Certains ne manifestent jamais dans les rues, mais consacrent leur vie à trouver des solutions pour développer les énergies renouvelables, pour remplacer le plastique et tous les produits chimiques par des solutions fondées sur la nature. Nous pouvons travailler ensemble, nous unir pour changer en profondeur la relation de l’humanité avec notre mère la terre. Pour cela, il faudra respecter nos droits, et notamment notre droit à la terre. Le respect des droits humains est un pilier indispensable de la protection de l’environnement.

Nous, les peuples autochtones avons mille solutions à déployer partout. Nous avons des savoirs et connaissances qui peuvent nous permettre de vivre en harmonie avec nos écosystèmes, et des millions de projets qui peuvent protéger nos terres, nos forêts, nos océans.

Pour les réaliser, il est grand temps qu’au-delà du simple respect de nos droits, la communauté internationale nous vienne en aide. Alors que chaque année des milliards de dollars sont encore investit dans l’agriculture intensive qui détruit nos forêts et pollue nos sols, où dans les énergies fossiles qui détruisent notre climat, il n’existent
presque aucun financement pour aider ceux et celles qui protègent 80% de la biodiversité mondiale à agir pour notre bien commun. Personne ou presque n’aide les projets de mes frères et sœurs autochtones pour protéger les forêts, gérer et partager durablement les ressources, prendre soin des coraux ou encore prévenir les prochaines pandémies.

Cela doit changer. Car protéger la nature, défendre l’environnement, ce n’est pas un simple engagement. C’est un mode de vie. C’est le chemin que nous devons tous prendre, c’est le plus beau des chemins: celui de la vie, en paix avec la nature, enfin.

* Hindou Oumarou Ibrahim est une Senior Fellow de Conservation International et une jeune géographe et écologiste autochtone du Tchad. Elle a commencé à défendre les droits des peuples autochtones et la protection de l’environnement à l’âge de 16 ans, en fondant l’Association des femmes et des humains autochtones du Tchad (AFPAT). Son travail avec les communautés autochtones aux niveaux local et mondial a obtenu une large reconnaissance et un large soutien, notamment le Prix Rolex de l’entrepreneur 2021, le prix Holbrooke 2020 de Refugee International, le Pritzker Emerging Environmental Genius Award 2019, et le Prix Danielle Mitterrand. Elle détient le titre prestigieux, avec 17 personnalités éminentes dans le monde de la conservation et du développement, de « SDG Advocate » aux Nations Unies. Elle a également été étroitement impliquée dans les grandes discussions mondiales sur les peuples autochtones et l’adaptation et le changement climatique, ayant servi en tant que représentante du genre pour IPACC, le Comité de coordination des peuples autochtones d’Afrique: un réseau de 135 organisations de peuples autochtones dans 21 pays africains. Elle est coprésidente du Groupe de travail de facilitation de la plate-forme des communautés locales et des peuples autochtones de la CCNUCC.