Story | 05 Feb, 2021

Conférences (Cour de cassation) : L'office du juge et les enjeux climatiques

Par Marc Clément et Stéphanie Reiche-de Vigan - Le changement climatique, en raison de la nature universelle de sa cause et de ses effets, vient interroger l'office du juge. En effet, la multiplication des actions judiciaires liées au climat à travers le monde et notamment en France, pose la question du rôle du juge et de ce que la société attend de lui, mais également celle de la responsabilité du juge pour endiguer ce phénomène aujourd'hui reconnu comme une urgence mondiale.

content hero image

Photo: Wikipedia Commons

Pour aborder cette question, ont été réuni autour de Marc Clément et de Stéphanie Reiche-de Vigan, deux éminents magistrats belge et brésilien engagés dans des réseaux de juges à l'échelle européenne et internationale, pour faire prendre conscience de l'importance de la fonction juridictionnelle dans la protection de l'environnement et dans la lutte contre le changement climatique.

Luc Lavrysen, président de la Cour constitutionnelle belge et président du Forum des juges de l'Union européenne de l'environnement (EUFJE), est intervenu pour rappeler que si un développement de la justice climatique pouvait être observée en 2017, il y a aujourd'hui un écart important avec de récentes affaires où les demandes des défenseurs du climat n'ont pas abouties auprès des Cours suprêmes de pays européens, notamment en Autriche au sujet de l'extension de l'aéroport de Vienne ou en Norvège à propos de licences d'exploration de pétrole et de gaz en mer Arctique. L'exception la plus notable reste l'affaire Urgenda contre le gouvernement des Pays Bas, qui connait une renommée internationale en tant que première affaire dans laquelle des citoyens ont établi que leur gouvernement avait l'obligation de prévenir le changement climatique. La Cour suprême néerlandaise a confirmé le 20 décembre 2019, les décisions des juridictions inférieures en concluant que le gouvernement néerlandais a l'obligation de réduire de manière urgente et significative les émissions conformément à ses obligations en matière de droits de l'homme. Si d'autres affaires ont eu un certain retentissement notamment l'arrêt du 31 juillet 2020 de la Cour suprême irlandaise ou encore la saisine le 3 septembre 2020 de la Cour européenne des Droits de l'homme par des jeunes portugais, certaines affaires n’ont pas été jugées sur le fond, le juge ayant rejeté les requêtes faute d'intérêt à agir, comme en témoignent l'ordonnance du Tribunal de l'UE du 8 mai 2019 dans l'affaire Armando Carvalho ou encore l'arrêt du 5 mai 2020 du Tribunal fédéral suisse au sujet du recours de l'association "Ainées pour la protection du climat".

Antonio Benjamin, juge à la Cour suprême du Brésil et président de la Commission de droit de l'environnement de l'Union internationale de la conservation de la nature (IUCN) s’est interrogé quant à lui sur la question de savoir si la société doit faire confiance aux tribunaux pour juger des questions relatives au changement climatique. Bien qu'une grande majorité des juges ne sont pas pleinement conscients de la menace existentielle que fait peser le changement climatique sur chaque personne de la planète, malgré les rapports du GIEC et ceux des nombreux comités nationaux dont en France le Haut conseil pour le climat, il ne s'agit pas d'une question d’appréciation personnelle : les juges ne font pas la législation. Ils appliquent dans la limite de la séparation des pouvoirs, les normes élaborées par les pouvoirs législatifs et exécutifs. Il ne s'agit donc pas pour le juge de se substituer mais de mettre en œuvre les droits et obligations qui ont été adoptés par le législateur lui-même, à défaut de quoi ces normes demeureront, comme de nombreuses lois non appliquées ou non applicables, des "lois fantômes" (ghost laws). Il convient en effet de ne pas confondre le caractère militant d'une décision de justice de celui d'une loi. De plus, alors que le juge intervient dans tous les domaines de la vie sociale, pourquoi ne serait-il pas légitime à traiter du changement climatique ? Il convient par ailleurs de ne pas surestimer les difficultés techniques ou la dimension politique de ces contentieux puisque d’autres contentieux sont tout aussi complexes des points de vue scientifique et politique, comme par exemple en ce qui concerne la responsabilité médicale.

Il est cependant vrai que le changement climatique introduit des dimensions nouvelles pour l’office du juge. D’abord la dimension planétaire du problème conduit à une question d’extraterritorialité à la fois du côté des plaignants ou s’agissant des impacts des effets des émissions nationales de gaz à effet de serre en dehors du territoire de la juridiction. Ces difficultés sont redoutables. Elles sont étroitement liées à l’accès au juge et à la façon dont peut être reconnu une qualité et un intérêt à agir dans des affaires où chacun est potentiellement affecté. Les conventions de Aarhus et d’Escazu donnent une dimension concrète à la démocratie environnementale et sont le cadre qui favorise l’ouverture des prétoires à ces nouveaux contentieux. Vient ensuite la question de la contribution marginale d’un pays aux effets du changement climatique qui est perçue comme un obstacle à engager la responsabilité individuelle des Etats. En s’inscrivant dans le cadre des engagements pris par chaque Etat et traduits dans des textes tant sur les plans international, européen que national, la position du juge sur ce point n’est pas nécessairement la plus délicate.

Au-delà de la dimension spatiale, la dimension temporelle ouvre de nouvelles perspectives juridiques. L’office du juge est traditionnellement un office du constat et de l’analyse d’une situation juridique passée. Or si on peut voir dès aujourd’hui des effets du changement climatique en particulier dans certains pays en développement où les populations les plus vulnérables en sont les victimes directes, c’est principalement du fait des projections des scénarios à 2030 ou 2050 que l’impact est préoccupant. On ne peut cependant pas attendre 2050 pour juger que la génération 2020 a manqué à ses devoirs. A quoi servirait l’intervention d’un juge du constat ? Il faut donc imaginer que l’office du juge sera alors de s’appuyer sur l’urgence reconnue mais surtout de constater que la trajectoire de réduction des émissions n’est pas suffisante. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit de modes de raisonnements nouveaux pour l’office du juge dont la justification passe aussi par une prise en compte éthique de la fonction de juger.

Quelles perspectives se dessinent alors ? Il y a un consensus sur le fait qu’il faut intégrer la problématique climatique dans la formation des juges qui seront confrontés de plus en plus aux enjeux climatiques qui ont des implications dans la plupart des branches du droit. Par ailleurs le droit comparé joue un rôle majeur en la matière comme le démontre l’impact, bien au-delà des frontières nationales et des cercles juridiques, des décisions prises dans ce domaine : d’une part, la dimension planétaire du problème rend évidemment pertinent l’examen des positions prises par d’autres juridictions et, d’autre part, les problématiques de la légitimité du juge et de sa capacité à aborder un contentieux nouveau sont des questions communes. Les juges doivent prendre toute leur place dans la transformation profonde des sociétés qui est déjà en œuvre du fait de la nécessité d’agir pour lutter et s’adapter au changement climatique.



À propos de l'auteur

Marc Clement       Photo: Marc Clement
Depuis septembre 2018, Marc Clément est président de chambre au Tribunal administratif de Lyon. Il est également membre de l’Autorité environnementale du Conseil général de l’environnement et du développement durable depuis août 2014 et membre du comité de déontologie de l’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire depuis avril 2015. Il est membre depuis septembre 2017 du comité d’application de la convention de Aarhus (UNECE).

De 2012 à 2018 Marc Clément a été juge administratif à la Cour administrative d’appel de Lyon et de 2006 à 2012, il a été juriste à la Commission européenne (Direction générale de l’environnement) en charge des procédures d’infractions contre les Etats membres. De 2004 à 2006 il a été conseiller juridique de l’Agence européenne pour l’environnement (Copenhague). Il était précédemment juge au Tribunal administratif de Lyon de 2000 à 2004 et a commencé sa carrière comme ingénieur de recherche pour des sociétés privées (Lyonnaise des Eaux – directeur adjoint d’un laboratoire consacré à l’intelligence artificielle - et EDF).

Il a publié en 2010 l’ouvrage « Droit européen de l’environnement » et a contribué à de nombreux autres ouvrages en droit européen de l'environnement et en droit des nouvelles technologies, notamment sur la thématique des smart contracts et de la Blockchain. 

Il est un expert reconnu en droit de l’environnement et est membre du groupe “Environnement” de la Fédération européenne des juges administratifs, membre du Forum des Juges de l’Union européenne pour l’Environnement et membre fondateur de l’Institut européen du droit. Il a été membre de groupes d’experts pour la Commission européenne dans le domaine de l’accès à la justice et dans le domaine de la formation des juges.


Stephanie Reiche-de Vigan       Photo: Stephanie Reiche-de Vigan

Stephanie Reiche-de Vigan est enseignante-chercheuse en droit du climat, en droit international de l'environnement et en droit du développement durable et des ressources naturelles à l'Université Mines-ParisTech (Paris, France).

Elle enseigne le droit international, européen et comparé et les relations internationales, en mettant l'accent sur les problèmes mondiaux contemporains et les menaces existentielles telles que le changement climatique, la surexploitation des ressources naturelles, les pandémies, l'intelligence artificielle et les conflits armés et leurs impacts sur l'environnement, les droits de l'homme et l'état de droit aux niveaux international, régional et national.

Ses recherches portent sur la gestion durable des ressources minérales, l'accès à la justice, les droits des peuples autochtones, les investissements et l'arbitrage internationaux, le droit de la mer, les zones polaires, le droit de l'espace, la propriété et la souveraineté, l'état de droit, les déchets électroniques, etc.

Elle est Présidente du section Climat, Ressources naturelles et Energie de la Société française de législation comparée et a été chercheur-invité en Allemagne (Humboldt Universität), en Suisse (Institut suisse de droit comparé), aux États-Unis (Georgetown University, Harvard University), au Canada (McGill University), en Chine (Académie chinoise des sciences), en Colombie (Universidad del Rosario) et au Venezuela (Universidad Central de Caracas).

Elle est membre fondateur de l'Initiative des Université sur le changement climatique et l'efficacité des ressources (UiCR) qui a été inaugurée lors de la COP23 à Bonn en novembre 2017 et qui vise à promouvoir l'éducation sur le changement climatique et le développement durable par le biais de partenariats et de transfert de connaissances entre les institutions universitaires de pays développés et de pays en développement.

Elle est titulaire d'un Doctorat en droit international et comparé de l'Université de Lyon en collaboration avec des universités étrangères, d'un Master en droit international public de l'Université Panthéon-Assas en collaboration avec l'Institut de hautes études internationales et du Développement (Genève) et d'un Master en gestion des risques et des crises de l'Université Panthéon-Sorbonne.